mercredi 1 avril 2015

*** Chic *** pour dépasser et évoquer le temps qui passe

J'ai tourné la grande aiguille. Dans la cuisine, dans la salle de bain. Les horloges sont à l'heure. J'ai ajouté l'unité aux heures sur les radio-réveils des chambres. Je n'ai pas vu arriver le printemps. J'ai laissé tomber le four. Il n'ai jamais jamais jamais à l'heure, perturbé par des micro-coupures d'électricité peut-être. Perturbé par un rien, un je ne sais quoi qui le rend dingue. Moi pas. Je n'ai pas encore utilisé ma montre. Elle stagne au fond de mon grand sac à main, sous trois romans, deux albums, ma trousse de lycéenne égratignée par les années, mon petit cahier. Dans la voiture ? Je n'avais pas changé la dernière fois. Histoire de cycle, elle est à l'heure maintenant. Je n'ai pas vu passer l'hiver, je n'ai pas vu revenir la lumière. La luminosité pour être plus exacte. Je n'ai pas vu l'année passer, les anniversaires arriver. Celui d'une décennie d'abord, celui des 7 ans de Petit Pois qui approche, celui de la mort de son papa, aussi. L'anniversaire de mon compagnon, celui qui me prend la main aujourd'hui. Son anniversaire, cruelle coïncidence tombe en même temps.  Et il y a le mien aussi. Celui que je n'aimais plus fêter depuis ce jour où j'avais dû envoyer un message à tous mes amis pour annuler la fiesta de l'insouciante jeunesse. Anniv annulé - grave - hôpital - tumeur. C'est ça avril. C'est pas un poisson, avril. C'est un mélange de sentiments, d'émotions, c'est le charivari dans ma caboche. C'est aussi le printemps, avril. Et si le soleil a la délicate intention de se poser sur mes joues, sur ma nuque, sur mes épaules - parce qu'il revient, lui aussi, en avril -  un temps, j'oublie. Est-ce que l'on peut vraiment oublier le pire de ce qui nous est arrivé ? Est-ce que l'on peut vraiment oublier le pire de ce qui est arrivé ? Est-ce qu'il faut se faire violence pour se souvenir ? Faire violence aux souvenirs pour leur dire de se taire, d'être discrets le temps de vivre. De revivre ? Est-ce qu'il faut parfois les empêcher de remonter, est-ce qu'il faut les aider à se transformer, les apprivoiser, changer le sens du vent, avec le temps. Est-ce qu'il ne reste qu'une grosse cicatrice. Encore rouge, toujours boursouflée ? Est-ce que l'heure perdue ce week-end, c'est celle qu'on gagnera cet automne ? Est-ce que finalement, l'un dans l'autre, on n'aurait finalement pas perdu notre temps ? Est-ce qu'on se souvient bien de la violence qui nous a saisie le 7 janvier dernier ? Est-ce qu'il ne faut jamais oublier ?

Ne pas oublier, garder le crayon, le prendre, rendre hommage, continuer à en parler, dire, montrer, dénoncer, sortir du cadre, ou y rester par choix, s'exprimer, en long, en large et plutôt en carrés dans ce remarquable ouvrage co-signé par cinquante illustrateurs qui font exploser la littérature jeunesse.
S'exprimer tout court, garder ce droit, le défendre comme un étendard de la liberté, c'est l'objet de Quand je dessine, je peux dépasser... D'un côté, un mot, un verbe appartenant à l'univers du dessin, attribué à chacun, de l'autre l'illustration réalisée en noir et blanc, façon dessin de presse. Ils ont planché sur refaire, cartographier, ressentir, dévoiler, esquisser, cadrer, rire, recréer, illustrer, truquer, tatouer, animer, déborder, crayonner, compléter imaginer, jouer, représenter, réfléchir, croquer, graver...  Ils ont relevé le défi, en plein cœur de l'émotion : Béatrice Alemagna, Benjamin Chaud (illustration de couverture), Séverin Millet, Aurore Petit, Antonin Louchard, José Parrondo, Gilles Bachelet, Olivier Douzou, Bruno Gibert, Magali Le Huche, Muzo, Séverine Assous, Jeanne Detallante, Stéphane Kiehl, Guillaume Reynard, Eric Veillé, Olivier Charpentier, Amélie Fontaine, Alain Pilon, Charles Dubois, Serge Bloch, Renaud Perrin, Ronald Curchod, Marc Daniau, Claire Franek, Bruno Heitz, Natali Fortier, Frédérique Bertrand, Michel Galvin, Philippe Dupuy, Charles Berberian, Dorothée de Monfreid, Paul Cox, Louis Rigaud et Anouck Boisrobert, Jean-François Martin, Didier Cornille, Laurent Moreau, Joëlle Joliver, Jean Lecointre, Mathis, Régis Lejon, Carole Chaix, Ronan Badel, Elisa Géhin, Tom Haugomat, Raphaël Urwiller, Emmanuelle Houdard, Gwen Le Gac, Séverine Assous, Bruno Heitz.
Ils offrent un ouvrage fort et sensible, traversé en tous sens par les émotions. Il est édité par quatre maisons d'édition Jeunesse Actes Sud Junior, Hélium, Rouergue, Thierry Magnier qui reversent les bénéfices tirés de la vente à Charlie Hebdo. Entre l'anthologie et le carnet de dessins, toute la famille y trouvera plaisir de la contemplation et éléments de réflexion autour des thèmes dont les fondements sont à poser au plus tôt dans l'esprit de nos marmots : la liberté et le respect. Carnet à couverture souple, les enfants peuvent, pourquoi pas, le colorier, le compléter, librement s'en imprégner et s'y exprimer. A offrir, acheter, se faire offrir, Quand je dessine je peux dépasser, entre hommage et pied de nez, est un gros *** Coup de cœur ***
Huit saisons et des poussières de Séverine Vidal et Anne Montel. J'ai tourné la dernière page et... c'était bien la dernière page... J'ai tourné la dernière page et je n'ai eu plus qu'à tenter de retenir mes larmes et à imaginer une suite apaisée, si c'est possible dans ces cas là. J'ai tourné la dernière page et j'ai t'en ai voulu, Séverine. J'ai tourné la dernière page, je savais déjà que tu étais brillante, Séverine. Je te tutoie. J'ai pleuré. Tu le sais, je te l'ai dit. Cela faisait approximativement deux ans que le père d'Amos et de Sarah n'était pas rentré à la maison. Puis, un jour de grosse pluie, "la porte s'est ouverte d'un coup, aidée par le vent". Et il est apparu. "Une ombre immense, là, sous leurs yeux, après deux ans, un mois et seize jours d'absence. Il n'a pas dit un mot. La mère a d'abord étouffé un petit cri, puis s'est précipitée vers lui". Retour d'un camp de concentration, la narration s'ouvre après la seconde guerre mondiale. Maigreur, carrure fantôme, esprit ravagé, cauchemars, intérieur nuit, intérieur flou, intérieur noyé, scènes de crime. Crime contre l'humanité. "Depuis ce soir là, il n'a presque rien dit. Des jours que ça dure". Que peut-on dire après ça ? Sarah est en colère, il lui fait peur car il n'est évidemment plus le même homme. Difficile à comprendre pour la petite fille. Amos, lui, le défend, son père. Bavard, aimant et drôle, le petit bonhomme parvient à recréer du lien avec force et tendresse. Quand un jour il se fait brutaliser à l'école, pour ne pas décevoir ce père, pour ne pas lui montrer ses plaies - il se souvient que sa mère lui a dit qu'il ne fallait pas se plaindre à lui, qu'il avait vécu bien pire -  il se cache dans le grand arbre au fond du jardin. Un arbre qui a connu un début de cabane, une cabane qui n'avait jamais pu être finie "à cause de la rafle, à cause de cette nuit d'horreur où les SS...". Son père l'y rejoint quand la nuit tombe. Une nouvelle vie commence doucement dans l'arbre. Verdoyant et fort, il en symbolise le retour. L'album est bouleversant, le texte exceptionnellement long s'arrête pourtant juste où il faut. Les illustrations en retenue, couleurs pastel, viennent s'installer doucement à côté de la narration, sans plus en dire. Elles l'écoutent, l'accompagnent, l'imagent, comme le fait la voix de la mère qui chantonne, comme le fait la main de la mère quand elle se pose sur le bras du père pour caresser, rassurer, cacher le numéro. Dans cet album s'imbriquent émotions contradictoires, culpabilité et injustice, amour aussi. Dans le non-dit, on sent l'effroi et la terreur. A l'image, le vert tendre permet à la vie qui avait été suspendue de reprendre. Grièvement bouleversée. *** Coup de cœur***.
De Séverine Vidal, retrouvez notamment Tandem, Les bruits chez qui j'habite, Nestor, Une girafe un peu toquée
D'Anne Montel retrouvez Le temps des mitaines


Le Noir Quart d'heure de Carl Norac et Emmanuelle Eeckhout. Papa travaille encore à cette heure, il est à la mine. Maman a le temps ce soir pour ce rendez-vous si particulier qu'elle a parfois avec sa fille, avant que cette dernière ne s'endorme. Elle a le temps pour "le noir quart d'heure". Noir comme la nuit, trois corbeaux, un bout de charbon, noir comme un verre avec du café, du chocolat, "noir comme le dessous de mes pieds après la promenade". On souffle sur la bougie, le signal du départ pour un voyage onirique avant de fermer les yeux, avant de s'endormir, la mère et l'enfant se racontent des histoires dans la nuit. "C'est maman et moi tout éteint. Elle raconte, je raconte. C'est notre histoire". Carl Norac nous invite dans ce moment intime et si important qui se joue avant l'endormissement de l'enfant, ce petit temps hors-temps qui n'appartient qu'à la relation parent-enfant. Il nous invite aussi, me confiait-il, à une immersion dans sa propre petite-enfance, sur les terres noires des mines, le Nord, Mons qui devient cette année la Capitale européenne de la culture. Un ver luisant sur le nez d'un aveugle, un monsieur en costume noir amoureux d'une souris blanche, "un grain de café qui veut se marier avec un flocon de neige", les histoires se disent, se content, s'échangent, rebondissent dans la nuit. En contraste, en noir, blanc et jaune doré, dansent les illustrations lumineuses d'Emmanuelle Eeckhout qui invitent, elles aussi, en douceur, au voyage, au rêve. Un album d'une douceur splendide. *** Coup de cœur***.
De Carl Norac, retrouvez Boîtes à bonheur et Bazar Circus


Heure bleue d'Isabelle Simler. "Le jour s'éloigne... Bientôt la nuit. Entre les deux, elle passe.... C'est l'heure bleue". Cette heure entre deux eaux, cette couleur si spécifique feront le fil de ce nouvel album d'Isabelle Simler qui s'inscrit une nouvelle fois, entre le documentaire et le livre d'art. Le fabuleux voyage auquel l'illustratrice nous convie ici se tisse dans la délicatesse de son regard et de son trait sur le monde. Un monde qu'elle voit cette fois entièrement bleu. Pervenche, charrette, gris, céruléen, canard, mauve, turquoise, ciel, marine, nuit... Elle nous en offre la palette en guise de préambule. Funambule aux pinceaux, elle nous emporte dans un univers délicat où a couleur froide est reine et sereine. Le geai bleu côtoie un renard de la même couleur, des grenouilles azurées, des mésanges et des ipomées. Les sardines s'affolent, les pintades vulturines s'attroupent, la nature s'apaise quand vient la nuit. D'autres animaux, des végétaux aussi prennent vie sous sa plume et son pinceau et "l'immense baleine bleue respire... l'heure bleue se dilue" et n'oublie pas de partir au fond des océans. Ce nouvel album d'Isabelle Simler sacre faune et flore. Il saisit l'instant magique, pas tout à fait chien pas loup non plus. Imagier animalier audacieux, livre d'art bleu, il est un tout point une grande réussite et confirme, s'il le fallait, son immense talent. Gros *** coup de cœur*** 
Retrouvez mes chroniques sur Plumes ,  Des Vagues, La toile


*** Les références ***

Quand je dessine je peux dépasser Collectif d'illustrateurs - Editions Actes Sud, Thierry Magnier, Hélium, Editions du Rouergue - mars 2015 - 12,90€ - à partir de 5 ans - familial *** Coup de cœur***
Huit saisons et des poussières de Séverine Vidal et Anne Montel - Editions Les P'tits Bérets - 2014 - 13,90€ - à partir de 7 ans - familial *** Coup de cœur***
* Le noir quart d'heure de Carl Norac & Emmanuelle Eeckhout - Edition L'Ecole de Loisirs - Pastel - mars 2015 - 13 € à partir de 5 ans. *** Coup de cœur***
* Heure bleue d'Isabelle Simler Editions Courtes et Longues - mars 2015 - 22 *** Coup de cœur***

La sélection 2015-2016 des Incorruptibles vient d'être dévoilée, et nous sommes bien gâtés, regardez par ici

Certains titres ont déjà été chroniqués sur le blog, tous en *** coups de cœur *** : 

1 commentaire:

  1. Quelle belle sélection ! J'ai encore plus envie de découvrir "Huit saisons et des poussières"...

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